Prise vers
1950, la photo est en noir et blanc. C’est peut-être une copie; le coin droit
en haut montre que l’original a été déchiré.
Elle montre un pique-nique dans un paysage
typiquement anglais de petits champs, haies épaisses, arbres – on devine du
sureau à gauche – et derrière la petite famille un tas de foin comme on en faisait
autrefois. On sent le poids d’une journée estivale lourde.
Les quatre personnes sur un tapis froissé avec
une frange sont assises près les unes des autres. On pourrait imaginer une
sculpture sauf pour leurs regards vifs.
La ligne du bras de l’homme suit celle de la jeune femme allongée devant
lui. La main de la femme encercle la taille de la petite enfant.
Le père, trop chaud, fait un effort pour
sourire. Ses yeux, comme ceux de la grande soeur, sont enigmatiques. Les boucles
de l’enfant cachent la bouche de sa mère. Elle tient un objet – un oeuf dur?
Son autre main repose sur la tête de la petite chienne, la seule à ne pas
regarder l’appareil photo.
La petite fille aime bien cette chienne, comme
elle aime les pique-niques, une fois sortie de la voiture écoeurante qui sent le
cuir et le tabac de son père. Installés,
on a défait le panier: les oeufs durs avec du sel enveloppé dans du papier,
sandwiches au jambon, biscuits secs et fromage, pommes, bananes, raisins. Une
bière pour le père, une boisson sucrée pour les autres.
Elle sait que les petits manches de sa robe la
gênent et que les tiges du champs moissoné piquent ses genoux. Elle sait qu’elle craint l’impatience
de son père et qu’elle aime la frivolité de sa mère, et leur language secret.
Le familiarité du paysage, adoucit et animé par les contes de Beatrix Potter,
est son monde rassurant.
Elle ne sait rien. Ni de sa soeur qui n’est pas
la fille de son père, Ni des existences d’autrefois compliquées et troublées de
ses parents. Cette histoire
sortira avec le fil des années et sera poussée plus loin dans le passé via l’internet.
Sa perception d’elle-même ne sera
jamais stable, jamais statique.
C’est pour ça qu’aujourd’hui je la laisse
tranquille dans son champs, et pourquoi le goût des pique-niques vit dans mon
sang.
Anne
Woodford