La pièce est appelée de vie ou séjour.
A cette appellation, les deux pianos ne trouvent rien à redire, eux qui séjournent
ici, depuis plusieurs années pour l’un, plusieurs mois pour l’autre.
Spectateurs permanents, ils voient tout ce qui se déroule ici, entendent tout
ce qui s’y passe et en gardent secrètement la trace. Ils disent la joie sous la
caresse des doigts lumineux et doux, l’effroi et la douleur sous la violence des doigts torturés. Tout
à l’heure, une sonate vient de les emporter dans une tornade, leur donnant l’illusion
ou l’espoir de se reposer quelques instants, de goûter une joie profonde pour les emporter à nouveau et les mener au
bord du gouffre.
Ils sont deux, à quelques mètres l’un
de l’autre. Le plus ancien dont le bois, au fil des ans, s’est patiné de pourpre, résonne encore
des chants de la forêt ; les volutes qui soutiennent son clavier ont la
magie d’une invitation à la danse pour chacune des quatre saisons. Le plus
jeune ne manque pas de fierté et son apparente raideur est adoucie par son
vernis laissant sur lui jouer la lumière tandis que les veines rouges de son bois se découvrent tels un reflet dans l’eau.
Maintenant, les doigts venus les
sortir de leur torpeur s’en sont allés et tous les deux restent
silencieux, comme abasourdis. Pourtant, une oreille extrêmement
attentive aurait pu entendre gémir celui que les ans avaient rendu bancal, le
voir trembler tour à tour d’épouvante puis d’espoir, et aussi murmurer. « Comme je voudrais retrouver le parfum de mon
allée, sentir à nouveau l’étreinte du hibou, entendre le vent hurler et s’exercer
à jouer les dodécaphonistes. Non, je ne veux pas retourner en arrière ni
faire resurgir le passé mais je veux juste en retrouver l’empreinte, l’élan.
Pourquoi ce froid soudain, ce gris opaque tout autour de moi ? Pourquoi ce
tumulte en moi, cet effroi, ce désaccord ? Quelle est cette main de fer
qui cherche à me briser, quels
sont ces démons qui ont réussi à m’entraîner
dans un combat que je n’ai pas choisi et où je deviens à moi-même ennemi ?
J’ai toujours détesté les guerres, j’ai toujours refusé de me mettre derrière
un drapeau, de suivre une effigie.
De rien ni de personne n’ai voulu et ne veux être l’épigone. Que m’arrive-t-il ?
La voix s’est tue dans la patience de l’attente, celle d’un apaisement.
Un regard attentif aurait vu délicatement
s’embraser les veines du deuxième piano. Lui, il avait tout saisi du drame qui
se jouait à côté de lui tant était grande son empathie. Il aurait aimé s’arrondir
afin d’offrir son aide comme on propose l’appui de son épaule. Mais il savait
qu’il devait lui aussi faire preuve de patience. Il savait que l’apaisement
viendrait. Il restait là, discret, paisible.
Ce qui se passe entre les êtres
humains garde toujours sa part de mystère. Il en est de même pour les pianos.
On n’ignore pas cependant que l’amour
les habite et parfois les fait
exulter. Est-ce pour cela que dans la pièce, le lendemain, eut lieu une épiphanie.
Mais, faut-il croire ceux qui la racontent?
Marie-Françoise
Atelier du 10 janvier 2013
Cycle Ecriture et musique - 2 jeudis par mois - de 19h45 à 22h - salle du Petit Louet - 49610 Juigné-sur-Loire - 10 euros l'atelier + 5 euros cotisation annuelle à Lever l'encre. Prochaines dates: 24 janvier, 7 février, 21 février 2013