Comme
chaque année, à la Toussaint et aux Rameaux, je fleuris les tombes de ma
voisine. Je le lui avais promis, de même que je lui avais promis d'assister à
sa messe d'enterrement, pour moi la seule occasion d'entrer dans une église.
Vivant l'une et l'autre au fond d'une impasse derrière le cimetière, ainsi nous
restons voisines même si elle n'est plus. Au fil de 26 années, elle m'a raconté
des moments de son existence, celle d'une paysanne qui a traversé le siècle, à
la fois simple et remarquable.
1 Elle était née dans le village où elle est
morte, d'une famille de paysans pauvres, métayers du "bourgeois"
local.
2 Comme elle était intelligente, la bonne
soeur avait proposé qu'elle continue l'école après le certif'. Mais ses
parents, incapables d'assumer les frais de pension à la ville voisine, la
placèrent domestique de ferme. C'était en 1912, elle avait 14 ans.
3 A 19, elle se marie avec le bouvier du
domaine, "en robe noire pour qu'elle resserve le dimanche".
4 Ils prirent une petite ferme en location à
10kms de là.
5 Coup sur coup, 2 enfants naquirent, un
garçon et une fille, courte fratrie, sagesse de pauvre. Elle accoucha à la
maison, comme tout le monde, et se remit au travail 4 jours plus tard.
6 Elle trimait du matin au soir, s'occupant
des enfants, de la maison, la basse-cour, le jardin, elle trayait leurs 6
vaches, aidait aux travaux des champs.
7 Paresseux et alcoolique, son mari
entretenait mal les terres et ils furent expulsés par le propriétaire.
8 Ils reprirent une ferme, plus petite, même
résultat après 2 années d'intempéries et de négligence.
9 Sans un sou - leur mobilier tenait dans une
charrette à bras - ils furent recueillis par des cousins.
10 Mais elle voulait être chez elle et décida
d'ouvrir une épicerie/café au village
11 Taiseuse, honnête, ne commérant jamais,
les gens lui firent confiance, abandonnant peu à peu l'autre commerce
[12 dont la patronne, matoise, hypocrite,
mielleuse avait pour habitude de prélever quelques allumettes dans chaque
boîte, quelques louches d'huile dans les bidons; au printemps, elle envoyait
son mari - rentré diminué de la guerre - voler de cerises qu'elle revendait
sans vergogne; dans son café, la cabine téléphonique étant occupée par des
caisses de bière, les appels se faisaient du comptoir où elle écoutait
attentivement la communication (s'ennuyait-elle?) et réclamait des sommes
honteusement élevées, ce que la poste officielle n'a jamais osé réprimander.
Bref une sale bonne femme qui pourtant avait, "à genoux pendant 1 km"
disait-elle, fait le pèlerinage à Notre Dame du Chêne pour que son fils
obtienne une place chez Dassault, ce qu'il fît.]
13 Ma voisine, elle, modernisait
tranquillement son commerce: elle vendit les 1ères brosses à dents du village
par exemple, et assurait le nécessaire à sa famille.
14 tandis que son mari allait parfois se
louer de ferme en ferme, souvent à la chasse et jouer aux boules et toujours
rentrait ivre de ses virées, puisqu'il n'avait pas le droit de se saouler au
café de sa femme. Elle tenait à la bonne réputation de son établissement.
15 Au bout de 8 ans, elle parvint à acheter
une maison dans le village.
16 Avec ses enfants, qu'elle veilla à
scolariser sérieusement, elle entreprit de cultiver un grand carré de
cornichons qu'elle mettait en conserve et vendait à l'épicerie. A cette époque
la plupart des denrées étaient produites localement et vendue en vrac au poids
(lait, œufs, farine, sucre, pois secs etc...)
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Son fils devint gendarme puis secrétaire de mairie dans un gros bourg du canton
et sa fille épousa un paysan propriétaire de ses terres.
18 Sans voiture, ses sorties étaient rares aussi, après que son fils l'eut
emmenée au chef-lieu, elle racontait son plaisir d'avoir été, à 60ans, pour la
1ère fois au cinéma et d'être, avec appréhension tout de même, montée sur l'escalier
roulant des Nouvelles Galeries, stupéfaite que tant de choses belles et
inutiles soient offertes au chaland.
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Hélas, à 48 ans son fils mourut, puis son mari 6 mois plus tard. De ce dernier
elle fut plutôt débarrassée « je suis née trop tard, à mon époque on ne
divorçait pas » mais jamais elle ne se consola de la mort de son
enfant, son préféré, celui qui était « si bon pour elle »
et qui, à sa retraite, serait venu,
croyait-elle, habiter la maison qu'elle lui avait préparée au bout de son jardin
et où elle
avait,
comble d'audace, planté un bananier et un abricotier.
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le bananier fut stérile mais tous les 2 ans, pendant 20 ans, elle récolta de
gros abricots rouges.
21 Son grand âge se passa à cultiver son
potager, et surtout à faire un voyage organisé par an « Ah les tulipes
de Hollande », « Ah voir Venise et mourir », « Ah la
corrida », ou bien c'étaient les volcans d'Auvergne, Le Mt St Michel,
toutes ces merveilles qu'elle pouvait enfin s'offrir.
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Elle était la sagesse et la mémoire du village, une leçon de courage « le
travail n'a jamais tué personne, la preuve je suis encore là ».
23 Elle mourut à 102 ans.
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Le vent a décoiffé les fleurs sur sa tombe, mais ça ne fait rien.
Michèle B.
(Texte écrit en atelier d'écriture - Cycle Oser écrire 2014/2015)
Photo : Phèdre3