Alexandra d’Escalle se leva ce
matin-là avec, au cœur, une musique plus légère. Ses rêves de la nuit l’habitaient
encore toute entière et le paysage désolé qui entourait sa ferme s’était
transformé en une délicate saulaie ; sous la caresse du vent les feuilles
des saules jouaient la plus aérienne des sonates pour piano de Mozart. Elle-même
s’était fondue dans le décor, transformée en pendule marquant le tempo tel un métronome.
Et puis, petit à petit, tout lui revenait, ses trente cinq
ans qu’elle avait arrosés la veille, trop peut-être, après être allée galoper
avec son cheval. Non pas le sien à
elle, mais le sien à lui. Lui l’enfant
pas encore sorti de l’enfance et parti faire cette guerre ignoble,
interminable, dévoreuse d’hommes dont, pas plus que tant d’autres, il n’était
revenu. Ce cheval qu’Anthime son père lui avait donné. Son père, cet homme si
secret et si taciturne qui, désespéré, alcoolisé avait quitté la ferme à la
mort de son fils chéri, était parti sans se retourner, disparaissant à jamais
dans la nuit.
Elle entendit du bruit dans la pièce
au dessus d’elle. Il était donc lui aussi déjà réveillé avant le jour ; il
n’allait sans doute pas tarder à descendre. Il prétendait s’appeler Alphonse,
elle voulait bien, elle s’en moquait d’ailleurs, Alphonse ou ce qu’il voulait.
Elle, ce qu’elle voulait, c’était qu’il s’en aille au plus vite et que surtout
il ne lui demande plus rien, ne lui dise plus rien de ses élucubrations sur la
vie d’Anthime et la laissa à son chagrin. Cet Alphonse se prétendait le fils d’Anthime,
qu’il n’avait jamais vu, dont il ignorait tout et dont il venait tout juste de
retrouver la trace. Il prétendait
aussi qu’il ne partirait pas tant qu’elle ne lui aurait rien dit. Et elle, elle
en avait la nausée des silences,
des secrets, des mensonges. Elle était morte, intérieurement morte, depuis qu’elle
s’était su incapable de répondre à cette question qui l’obsédait : puis-je encore aimer ?
Alors elle ferma les yeux et se
retrouva dans la saulaie ; elle perçut très distinctement la respiration
du cheval et l’entendit lui murmurer
à l’oreille avec une infinie délicatesse ce qu’elle seule entendit. Elle
ne put lui répondre car, déjà, il avait disparu. Seul le vent entendit sa
réponse et la porta à l’animal. Depuis certains voient briller une étoile dans
les yeux du grand alezan.
Anne et Marie-Françoise
Janvier 2013